Régnant et "émérite". L'énigme des deux papes (15/09/2014)

2 papes 3 (1).jpgLe site « chiesa » publie cette réflexion du professeur Roberto de Mattei, suscitée par une récente déclaration « journalistique » du pape François, exprimée dans l’avion qui le ramenait de son voyage en Corée (extrait) :

(…) Au cours de la conférence de presse qu’il a tenue, le 18 août 2014, alors qu’il se trouvait à bord de l’avion qui le ramenait en Italie au terme de sa visite en Corée, le pape a notamment déclaré :

 "Je pense que le pape émérite n’est pas une exception, mais après tant de siècles, c’est le premier émérite. […] Il y a 70 ans, les évêques émérites étaient aussi une exception, ils n’existaient pas. Aujourd’hui, les évêques émérites sont une institution. Je pense que le 'pape émérite' est déjà une institution. Pourquoi ? Parce que notre vie s’allonge et, à un certain âge, il n’y a plus la capacité de bien gouverner, parce que le corps se fatigue ; la santé est peut-être bonne, mais il n’y a plus la capacité d’affronter tous les problèmes d’un gouvernement comme celui de l’Église. Et je pense que le pape Benoît XVI a fait ce geste qui, de fait, institue les papes émérites. Je le répète : peut-être l’un ou l’autre théologien me dira que ce n’est pas juste, mais moi je pense ainsi. Les siècles diront si c’est ainsi ou non, nous verrons. Vous me direz : 'Et si vous, vous ne sentez plus la force, un jour, de continuer ?'. Je ferais de même, je ferais de même ! Je prierais beaucoup, mais je ferais de même. Il a ouvert une porte qui est institutionnelle et non pas exceptionnelle". 

L’institutionnalisation du personnage qu’est le pape émérite semble donc être un fait acquis.(…)

Ce n’est pas un hasard si "l’école de Bologne", qui s’est toujours distinguée par son opposition à Benoît XVI, a salué avec satisfaction la renonciation de celui-ci au pontificat. Elle l’a fait non seulement en raison de la sortie de scène d’un souverain pontife auquel elle n’était pas favorable, mais précisément en raison de la “réforme de la papauté” qu’il allait inaugurer par sa décision de prendre le titre de pape émérite. 

L’herméneutique “continuiste” de Benoît XVI s’est ainsi renversée en un geste de forte discontinuité, historique et théologique.

La discontinuité historique est le résultat de la rareté de l’abdication d’un pape, au cours des deux mille ans d’histoire de l’Église. Mais la discontinuité théologique consiste justement dans l’intention d’institutionnaliser le personnage qu’est le pape émérite.

Ce sont principalement des auteurs d’orientation progressiste qui, les premiers, se sont dépêchés de fournir une justification théorique de cette nouveauté (…).

À mon avis, les admirateurs de Benoît XVI doivent repousser la tentation d’accréditer ces thèses dans le but de les tourner à leur avantage.

En effet certains catholiques de tendance conservatrice commencent déjà à murmurer que, en cas d’aggravation de la crise religieuse qui est en cours, l’existence de deux papes permettrait d’opposer le pape émérite Benoît XVI au pape en exercice François.

Il s’agit là d’une position différente de celle des sédévacantistes, mais elle est caractérisée par la même faiblesse théologique.

Ce qu’il faut regarder, dans les périodes de crise, ce n’est pas les hommes, qui sont des créatures fragiles et passagères, mais les institutions et les principes indestructibles de l’Église. La papauté - en laquelle, à de nombreux points de vue, se concentre l’Église catholique – est fondée sur une théologie dont il est nécessaire de retrouver les éléments fondamentaux. Il y a surtout un point dont on ne peut pas faire abstraction. La doctrine commune de l’Église a toujours établi une distinction entre un pouvoir d’ordre et un pouvoir de juridiction. Le premier est reçu à travers les sacrements, le second est reçu par mission divine, dans le cas du pape, ou par mission canonique dans celui des évêques et des prêtres. Le pouvoir de juridiction provient directement de Pierre, qui l’a lui-même reçu directement de Jésus-Christ ; tous les autres qui le reçoivent dans l’Église le reçoivent du Christ à travers son vicaire, "ut sit unitas in corpore apostolico" (Saint Thomas d’Aquin, "Ad Gentes" IV c. 7). (…)

La primauté du pape est non pas sacramentelle mais juridique. Elle est le plein pouvoir de faire paître, de régir et de gouverner toute l’Église, autrement dit le pouvoir de juridiction suprême, ordinaire, immédiat, universel et indépendant de toute autre autorité terrestre (art. 3 de la constitution dogmatique "Pastor Æternus" du concile Vatican I).

Le pape, en un mot, est celui qui détient le pouvoir suprême de juridiction, la "plenitudo potestatis", parce qu’il gouverne l’Église. C’est pour cette raison que le successeur de Pierre est en premier lieu pape et ensuite évêque de Rome. Il est évêque de Rome parce qu’il est pape et non pas pape parce qu’il est évêque de Rome.

Le pape cesse ordinairement d’exercer sa charge lorsqu’il meurt, mais son pouvoir de juridiction n’est pas indélébile et il ne lui est pas impossible d’y renoncer. En ce qui concerne le gouvernement suprême de l’Église, il existe en effet ce que l’on appelle des cas d’exception, qui ont été étudiés par les théologiens, tels que l’hérésie, l’infirmité physique et morale, la renonciation (cf. mon essai "Vicario di Cristo. Il primato di Pietro tra normalità ed eccezione" ["Vicaire du Christ. La primauté de Pierre entre normalité et exception"], éditions Fede e Cultura, Vérone, 2013, pp. 106-138).(…)

La preuve décisive du fait que la "potestas papalis" ne marque pas d’un caractère indélébile, c’est le fait que, “s’il en était ainsi, il ne pourrait pas y avoir de succession apostolique aussi longtemps qu’un pape hérétique resterait en vie” (Gigliotti, p. 250).

On peut considérer que cette doctrine, qui a également été la pratique commune de l’Église pendant vingt siècles, est de droit divin et que, de ce fait, elle ne peut pas être modifiée.

Le concile Vatican II n’a pas rejeté d’une manière explicite le concept de la "potestas", mais il l’a mis de côté et il l’a remplacé par un nouveau concept équivoque, celui du "munus". L’article 21 de la constitution "Lumen Gentium", d’autre part, semble enseigner que la consécration épiscopale confère non seulement la plénitude de l’ordre, mais également la charge d’enseigner et de gouverner, alors que, dans toute l’histoire de l’Église, l’acte de la consécration épiscopale a été distingué de celui de la nomination, autrement dit de l’attribution de la mission canonique. 

Cette équivoque est en cohérence avec l’ecclésiologie des théologiens du concile et de l’après-concile (Congar, Ratzinger, de Lubac, Balthasar, Rahner, Schillebeeckx…) qui ont voulu réduire la mission de l’Église à une fonction sacramentelle, en ramenant à de justes proportions l’aspect juridique.

Le théologien Joseph Ratzinger, par exemple, bien que ne partageant pas la conception de Hans Küng d’une Église charismatique et désinstitutionnalisée, s’est éloigné da la tradition lorsqu’il a vu dans la primauté de Pierre la plénitude du ministère apostolique, associant le caractère ministériel et le caractère sacramentel (J. Auer - J. Ratzinger, "La Chiesa universale sacramento di salvezza" [L’Église universelle sacrement du salut], éditions Cittadella, Assise, 1988)

Cette conception sacramentelle et non pas juridique de l’Église transparaît aujourd’hui sous la forme du pape émérite.

Si, lorsqu’un pape renonce au souverain pontificat, il conserve le titre de pape émérite, cela veut dire que, dans une certaine mesure, il reste pape. En effet il est clair que, dans la définition, le substantif l’emporte sur l’adjectif. Mais pourquoi est-il encore pape après son abdication ? L’unique explication possible est que l’élection pontificale lui aurait conféré un caractère indélébile, qui ne disparaîtrait pas en cas de renonciation. L’abdication présupposerait, dans ce cas, la cession de l’exercice du pouvoir, mais pas la disparition du caractère pontifical. Ce caractère indélébile qui est attribué au pontificat peut, à son tour, être expliqué uniquement par une vision ecclésiologique qui subordonnerait la dimension juridique du pontificat à sa dimension sacramentelle. 

Il est possible que Benoît XVI partage cette opinion (…). Mais l’éventualité qu’il se soit approprié la thèse de la sacramentalité du pontificat ne signifie pas que celle-ci soit vraie. Il n’existe pas - sinon dans la fantaisie de quelques théologiens - un pontificat spirituel qui serait distinct du pontificat juridique. Si le pape est, par définition, celui qui gouverne l’Église, il renonce au pontificat dans le cas où il renonce à gouverner. Le pontificat n’est pas un état spirituel, ou sacramentel, mais une “charge”, ou plus exactement une institution.

La tradition et la pratique de l’Église affirment de manière claire qu’il y a un pape et un seul, et que son pouvoir est indissolublement lié à son unicité. Mettre en doute le principe monarchique qui régit l’Église, cela signifierait soumettre le Corps Mystique à une intolérable déchirure. Ce qui distingue l’Église catholique de n’importe quelle autre église ou religion, c’est précisément l’existence d’un principe unitaire incarné en une personne et institué directement par Dieu.

Alors que la distinction établie entre le gouvernement et l’exercice du gouvernement est inapplicable à la charge pontificale, elle pourrait, à la rigueur, être utile pour comprendre la différence existant entre Jésus-Christ qui gouverne l’Église de manière invisible et son vicaire qui exerce, par délégation divine, le gouvernement visible.

L’Église a un unique chef et fondateur, qui est Jésus-Christ. Le pape est le vicaire de Jésus-Christ, Homme-Dieu. Cependant, à la différence du fondateur de l’Église, qui est parfait dans ses deux natures, humaine et divine, le pontife romain est quant à lui un être uniquement humain, qui n’est pas pourvu des caractéristiques de la divinité.

 Aujourd’hui, nous avons tendance à diviniser, à absolutiser ce qu’il y a d’humain dans l’Église : les ecclésiastiques. Et nous avons, au contraire, tendance à humaniser, à relativiser, ce qui, dans l’Église, est divin : sa foi, ses sacrements, sa tradition. De cette erreur résultent de graves conséquences, y compris sur le plan psychologique et spirituel.

Le pape est une créature humaine, même si celle-ci est investie d’une mission divine. L’impeccabilité ne lui a pas été attribuée et l’infaillibilité est un charisme qu’il ne peut exercer que dans des conditions précises.(…)

On peut discuter à propos des intentions de Benoît XVI et de son ecclésiologie, mais il est certain qu’il n’est possible d’avoir qu’un seul pape à la fois et que ce pape, jusqu’à preuve du contraire, c’est François, qui a été légitimement élu le 13 mars 2013.

Le pape François peut être critiqué, et même sévèrement, avec tout le respect qui lui est dû, mais il doit être considéré comme le souverain pontife jusqu’à sa mort ou jusqu’à une éventuelle cessation de son pontificat.

Benoît XVI a renoncé non pas à une partie du pontificat, mais à la totalité du pontificat ; quant à François, ce n’est pas un pape à temps partiel : il est entièrement pape.

Comment il exerce son pouvoir, c’est, bien entendu, une autre question… »

Voir toute l'article ici: Régnant et "émérite". L'énigme des deux papes

Roberto de Mattei, 66 ans, cinq enfants, est professeur d’histoire du christianisme à l'Università Europea de Rome. Il dirige la revue "Radici Cristiane" et l'agence d’information "Corrispondenza Romana". Il a été vice-président du Consiglio Nazionale delle Ricerche entre 2003 et 2011. Il est l’auteur de l’ouvrage "Il Concilio Vaticano II. Una storia mai scritta", déjà traduit en anglais, en français ["Vatican II. Une histoire à écrire"], en allemand et en polonais.

Voir aussi Belgicatho, ici :  Le pape François envisage un pontificat court et renoncera comme Benoît XVI

Il n’y a qu’un seul pape : un évêque émérite, s’il perd sa juridiction, conserve le pouvoir lié à la nature même de l’épiscopat, qui est la plénitude du sacrement de l’ordre. Le souverain pontificat confié à un évêque n’est pas un degré supérieur de ce sacrement, ni un huitième sacrement. Le pape qui démissionne perd tout simplement le seul pouvoir qu’il a comme pape : celui de la juridiction.  Des thèses sur la « sacramentalité » de l’Eglise, développées dans la mouvance de Vatican II, suffisent-elles à démentir une doctrine constante ? 

JPSC 

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